Judiciaire – Jérémie Gabriel et Mike Ward : pas un précédent

Simon_Vincent chroniqueur actualites judiciaires pour INFOSuroit_comAvec septembre, les billets de Simon Vincent sur l’actualité judiciaire sont de retour. Rappelons que notre chroniqueur Campivallensien détient un BAC en Droit et un baccalauréat en Philosophie politique. Dans ses articles, Simon Vincent réagit à la manière dont les tribunaux se prononcent sur des questions sociales importantes. Voici son nouveau texte : Non, le « petit Jérémie » ne créera pas de dangereux précédent

(Simon Vincent) – Plusieurs d’entre vous ont suivi l’histoire, j’en suis certain. Jérémie Gabriel (alias « le petit Jérémie ») a fait une plainte à la Commission des droits de la personne, alléguant qu’un sketch de Mike Ward avait provoqué une vague d’insultes et d’intimidation à son endroit. Dans ce sketch, Mike Ward répète plusieurs fois « y chante mal! », « y est laite! », et qu’il aurait voulu le tuer aux glissades d’eau.

Je n’ai pas l’intention de me prononcer sur la question. Le tribunal n’a toujours pas rendu de décision. Par contre, j’aimerais réagir à l’idée selon laquelle « la liberté d’expression doit être absolue ».

J’ai de la difficulté à comprendre qu’on puisse affirmer une telle chose. Si c’était le cas, toutes les paroles (ou même les actes!) qui constituent de l’expression devraient être au-dessus des lois. J’ai de la difficulté à croire que, par exemple, un professeur pourrait tenir des propos homophobes dans un cours, incitant ainsi ses élèves à tabasser un élève homosexuel, et s’en sortir impunément parce que ses propos étaient couverts par la liberté d’expression.

Les tribunaux ont rejeté une telle conception de la liberté d’expression dès les premiers temps de la charte des droits. La Cour suprême s’est prononcée à maintes reprises sur cette question dans divers contextes : diffamation, discours haineux, liberté de la presse, publicité sur le tabac, publicité pour les enfants, pornographie juvénile, affichage en anglais, j’en passe. À chaque fois, celle-ci a rendu une longue décision, où elle décortiquait chaque aspect de l’affaire un par un, étant donné l’importance de la liberté d’expression. Je ne vois vraiment pas pourquoi, dans le cas de Jérémie Gabriel, le tribunal rendrait une décision bâclée et insensible à la nécessaire liberté artistique dans une société démocratique.

Chaque fois que la Cour suprême est forcée d’établir une « limite » à la liberté d’expression, on craint ce qu’on appelle le chilling effect : le fait que les citoyens aient peur de s’exprimer librement sur divers sujets, alors que la critique est primordiale dans une société démocratique. On n’a rien constaté de tel en 30 ans de décisions portant sur la liberté d’expression. Au pire, depuis l’affaire Jeff Filion, les animateurs de radio ne peuvent plus cibler une personne et la calomnier gratuitement sous prétexte de vouloir divertir le public. C’est pourquoi j’estime que l’argument du « dangereux précédent » est largement exagéré.

La Cour suprême a déjà rendu une décision concernant un humoriste poursuivi pour diffamation. Voici ce qu’elle a dit dans l’affaire WIC Radio :

« Le droit doit tenir compte de commentateurs comme le satiriste ou le caricaturiste, qui sautent sur un point de vue […] et le gonflent hors de toute proportion dans une caricature outrancière pour informer ou faire rire le public.  Leur fonction n’est pas tant de faire progresser le débat public que d’exercer le droit démocratique de se moquer des gens dans l’arène publique.  La population comprend parfaitement que c’est là leur fonction.  L’essentiel c’est qu’on puisse raisonnablement s’attendre, de par la nature de la tribune ou le mode d’expression, que les membres de l’auditoire comprennent […] que ce commentaire est ironique et qu’ils ne doivent donc pas le prendre vraiment au sérieux. »

Ce que ça veut dire, c’est que Jérémie Gabriel est devenu une personnalité publique et que nécessairement, il doit s’attendre à être exposé à la critique, même acerbe. Et ceux qui le font ont bien le droit de le faire.

Aussi, Mike Ward est un humoriste. On ne peut prendre son discours au premier degré. Le personnage du « petit Jérémie » a été en partie créé par les médias pour jouer avec les émotions du public, et je comprends très bien qu’un humoriste veuille utiliser l’humour pour tourner la situation en ridicule, même de manière trash.

Par contre, ça ne veut pas dire que Mike Ward peut dire ce qu’il veut de la manière qu’il le veut. Il a ciblé personnellement un enfant, handicapé de surcroît, et tenu un langage extrêmement blessant à son endroit. Je ne crois pas que les discours du genre doivent jouir d’une immunité absolue quand ils ont des conséquences néfastes pour la personne visée.

J’ose croire que l’avocat de Mike Ward ne plaidera pas uniquement la « liberté d’expression artistique ». Je crois humblement qu’il a beaucoup plus de chances de succès s’il plaide plutôt l’absence de lien de causalité entre le sketch de Mike Ward et les moqueries qu’a dû subir Jérémie Gabriel. Considérant la notoriété qu’avait « le petit Jérémie » à l’époque, j’ai de la difficulté à croire que Mike Ward a causé seul le préjudice qu’il a subi. La question du lien de causalité est complètement distincte de celle de la liberté d’expression.

Mais si Mike Ward perd sa cause, je tiens à rassurer les lecteurs d’INFOSuroît : ce ne sera pas la fin des libertés individuelles au Canada. Ça signifiera simplement qu’une certaine forme extrême de satire, lorsqu’elle vise personnellement un enfant vulnérable, peut entraîner des conséquences pour son auteur si elle lui cause un préjudice prouvé.

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Vous pouvez lire ou relire les chroniques judiciaires précédentes de Simon Vincent :


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