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Musulmans, Valleyfield, témoins de Jéhovah et Maurice Duplessis

L’actualité judiciaire fait l’objet depuis le début mars de chroniques signées Simon Vincent sur INFOSuroit.com. Le chroniqueur d’origines campivallensiennes a un baccalauréat en Droit et détient également un baccalauréat en Philosophie politique. Dans ses billets, Simon Vincent réagit à la manière dont les tribunaux se prononcent sur des questions sociales importantes. Voici son nouveau texte : Musulmans, Valleyfield, témoins de Jéhovah et Duplessis :

Simon Vincent chroniqueur judiciaire INFOSuroit_com Photo courtoisie(Simon Vincent) – La petite planète que représentent Valleyfield et ses médias sociaux s’est enflammée la semaine dernière. La prétendue ouverture prochaine d’une mosquée au centre-ville a provoqué un tollé chez plusieurs internautes, suscitant une foule de commentaires négatifs envers la communauté musulmane. En fait, le Centre culturel islamique de Valleyfield est ouvert depuis 2009.

Plusieurs internautes auraient voulu que la Ville de Salaberry-de-Valleyfield intervienne et s’oppose à l’ouverture de la mosquée. C’est d’ailleurs ce qu’a fait la ville de Shawinigan le mois dernier, faisant ainsi écho aux craintes formulées par des citoyens s’étant déplacés au conseil municipal. En fait, la légalité d’une telle décision est douteuse. Refuser une demande de modification de zonage ou l’octroi d’un permis d’occupation pour la seule raison que les demandeurs sont musulmans ne peut qu’être problématique.

L’acharnement contre la communauté musulmane n’est pas sans rappeler ce que devaient subir les témoins de Jéhovah à une autre époque. D’ailleurs, cet acharnement a donné lieu à l’une des décisions judiciaires les plus importantes dans l’histoire du Québec : Roncarelli contre Duplessis.

En 1937, l’ancien premier ministre Maurice Duplessis avait fait adopter la Loi du cadenas. Cette loi interdisait notamment d’utiliser des locaux afin de se livrer à de la propagande au profit des témoins de Jéhovah, qui représentaient aux yeux de Duplessis une menace pour le Québec.

Frank Roncarelli était quant à lui un restaurateur très en vue à Montréal. Il était aussi témoin de Jéhovah. Afin de protester contre les arrestations massives et arbitraires dont ils faisaient l’objet, Roncarelli payait systématiquement la caution nécessaire afin que les témoins de Jéhovah soient relâchés.

Mis au courant de la pratique à laquelle s’adonnait Roncarelli, Maurice Duplessis décida d’intervenir afin d’y mettre un terme. Il contacta le gérant-général de la Régie des alcools de l’époque afin que celui-ci retire à Roncarelli son permis d’alcool. Il faut concéder à l’ancien premier ministre que c’était une bonne idée : priver le restaurateur de son permis d’alcool, c’était le priver d’une source substantielle de revenu, et du même coup l’empêcher d’avoir les fonds nécessaires pour payer les cautions !

Roncarelli a contesté l’annulation de son permis devant les tribunaux, et la Cour suprême lui a finalement donné raison, 13 ans plus tard.

La loi donnait au gérant-général la discrétion d’ « annuler un permis d’alcool en tout temps ». Toutefois, ce n’est pas ainsi qu’il fallait lire la loi. Au Canada, une loi ne saurait permettre à un décideur d’exercer sa discrétion selon son bon vouloir, de manière complètement arbitraire. Même lorsque la loi accorde à un décideur un pouvoir discrétionnaire, celui-ci ne peut l’exercer pour des motifs qui n’ont aucun lien avec la loi, par mauvaise foi ou d’une manière discriminatoire.

Le fait que Roncarelli soit un témoin de Jéhovah n’avait aucun lien logique avec la loi qui régissait l’octroi des permis d’alcool. Conséquemment, lui retirer son permis uniquement pour ce motif était illégal, même si c’était le premier ministre qui l’avait décidé.

Cette décision a provoqué une véritable révolution politique au Canada. À une époque où les chartes des droits n’existaient pas encore, la Cour a soutenu pour la première fois que les élus n’étaient pas au-dessus des lois. Cette décision est encore aujourd’hui abondamment citée devant les tribunaux lorsque des citoyens estiment que l’administration a abusé de son pouvoir.

Dans cette perspective, la décision prise par la ville de Shawinigan semble donc contestable. Refuser une demande de modification de zonage pour le seul et unique motif que des citoyens aient exprimé des craintes par rapport à la communauté musulmane pourrait certainement constituer un abus de pouvoir.

Si la Ville de Salaberry-de-Valleyfield prenait une décision semblable, sa légalité pourrait être remise en question. C’est pourquoi elle laissera fort probablement les musulmans prier en paix.

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Vous pouvez lire ou relire les chroniques judiciaires précédentes de Simon Vincent :

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