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L’État de siège – Un texte de René Lapierre sur un conflit qui dégénère

Carre-rouge-greve-etudiante-Image-INFOSuroit-com_NDLR : Nous publions ici L’État de siège, un autre texte de René Lapierre, un « prof au carré » qui, comme plusieurs, regarde la situation dégénérer entre le gouvernement Charest et les étudiants mobilisés pour contrer la hausse des frais de scolarité. Jour après jour le conflit s’envenime, après la sémantique et la judiciarisation, on assiste à de nombreuses interventions policières. Le texte de René Lapierre, L’État de siège, a été écrit le 17 avril. Depuis, rien ne s’est amélioré, bien au contraire :

Nous ne sommes plus une démocratie. Nous ne relevons plus en tant que société d’un gouvernement mais d’un pouvoir partisan qui a quotidiennement recours à la force dans le sens de son intérêt, et celui-ci ne consiste plus à assurer le bien commun de la population mais à obtenir d’elle une passivité que seules les « forces de l’ordre » semblent en mesure de lui assurer désormais.

Devant cette réaction de panique et ce déploiement autoritaire, devant l’abandon qu’ils traduisent de toute responsabilité démocratique, nous tous, citoyens du Québec, éprouvons un terrible sentiment de deuil et d’isolement. La colère, l’amertume et la consternation sont en voie de devenir nos réactions habituelles au complet désarroi du gouvernement et aux dérives inconcevables qui en découlent. Nous voilà parvenus à un point de désordre tel que l’on voit des gens se réjouir, et des médias triompher des violences qui s’exercent à l’endroit de ceux-là mêmes qui tentent de sauver ce qui reste. Que s’est-il donc passé ? Vers quoi sommes-nous en train de glisser ?

En prétendant condamner les « éléments radicaux » du mouvement étudiant, le gouvernement ne cherche même plus à cacher qu’il considère l’ensemble des étudiants en grève comme des fauteurs de trouble et des criminels en puissance. En recourant à la violence, la surveillance policière s’est transformée en répression. L’occupation des collèges et des universités est devenue courante ; les injonctions suspendent ou criminalisent par tribunal interposé l’exercice des droits démocratiques, la suspicion est en train de se généraliser dans le corps social parce que ce gouvernement, qui laisse tout passer aux entreprises, aux banques, aux corporations et à leurs lobbyistes, a entrepris de se refaire une morale en s’en prenant à des étudiantes et à des étudiants, rien de moins, qui osent dénoncer le règlement de comptes idéologique enclenché par l’État au moyen de la hausse des frais de scolarité.

Le gouvernement sait parfaitement qu’une hausse de 75% va rendre inaccessibles les études post-secondaires pour une part importante de la classe moyenne et ça ne le dérange pas. Dans sa tentative de confisquer à la classe moyenne en général — et aux francophones en particulier — la possibilité de s’instruire, cette affaire n’est pas pour lui scandaleuse mais instrumentale. L’accès aux études était une erreur des années 1960, aura-t-on fait comprendre aux ministres de l’Éducation et des Finances ; on compte sur vous pour arranger ça. Dans l’état actuel des choses, au Québec, le simple fait qu’on puisse penser dérange le pouvoir politique, qui multiplie les injonctions et les crises pour empêcher l’exercice des droits civiques et démocratiques. Ça dégénère gravement, dangereusement.

Nous assistons plusieurs fois par jour, au nom de l’ordre public, à des brutalités de toutes sortes, à des expulsions et à des invasions, à des insultes et à des humiliations non pas ordinaires, mais d’État ; nous sommes devenus les témoins abasourdis de réactions folles, attisées par le désarroi des pouvoirs publics et par leur capitulation honteuse à l’endroit de leurs devoirs démocratiques les plus simples.

Se peut-il qu’au Québec, en 2012, un gouvernement ait perdu à ce point toute référence sociale, qu’il ait en bloc basculé dans l’inconscience et dans l’inconséquence politiques ? Apparemment oui, deux fois plutôt qu’une. Et cet effrayant processus, pas un seul de ses ministres, pas un seul de ses députés, hommes ou femmes, ne l’a critiqué ni combattu. Ce silence est assourdissant. Un parti qui pense ainsi et qui agit ainsi n’a plus rien d’un gouvernement, il se retourne contre sa population et l’assiège au moyen même des institutions avec lesquelles il serait censé la défendre. Les gaz et les matraques contre les manifestants, les tribunaux contre les associations étudiantes, les cadres universitaires contre les professeurs, les grands médias contre l’idée même de manifester et les ministres contre l’idée de discuter montrent de cent manières à la fois, dans une succession quotidienne de graves dysfonctions gouvernementales, que l’état de siège est en train de se substituer à l’état de droit.

Qu’est-ce que l’état de siège ? Tout simplement un dispositif qui confie à la force l’administration de la société. Dans l’Encyclopaedia Universalis, Annie Gruber définit l’état de siège comme un « régime spécial de légalité, comportant une aggravation des systèmes de police, justifiée par l’idée de péril national ». Justifiée est le mot, en effet. On n’en finit pas de nous expliquer à quel point le recours à ce qui nous détruit chaque jour un peu plus, comme individus et comme société, se justifie par les pouvoirs d’argent et les intérêts corporatifs. Il y a péril en effet : notre survie démocratique est gravement, systématiquement, massivement menacée par ceux-là mêmes qui ont été élus pour nous représenter et protéger nos institutions, et qui se servent au contraire de celles-ci pour confisquer à la population le droit de s’opposer aux dangers qui le menacent.

Nous sommes assiégés. Qui ça, nous ? Nous, les étudiantes et les étudiants ; nous les professeurs, nous les parents, nous les proches, nous les grands-parents ; nous les francophones, nous les anglophones ; nous tous non pas divisés par la langue mais occupés à reconstruire au moyen du langage et du bon sens les valeurs de communauté et de confiance que les exploiteurs et leurs lobbyistes cherchent à détruire au nom d’intérêts qui n’ont rien à voir ni avec le bien commun, ni avec la collectivité, ni avec la citoyenneté, ni même avec la politique dont on a fait une affaire d’argent comme les autres, achetable et rachetable, monnayable et payante. Tous, dans cette affaire, nous sommes divisés et atteints ; tous nous nous sentons floués parce qu’on nous joue les uns contre les autres, par journaux interposés, par manchettes mensongères, par omissions et par aggravations de la simple réalité.

Nous sommes assiégés. Autour des étudiants, autour de nous tous, voilà que l’on cherche à élever un mur de silence. À ne rien répondre à celui qui prend la parole, à ne pas entendre celui qui est violenté. À ne tolérer le citoyen qu’au prix de sa soumission aux violences d’état qui, toutes, cautionnent les violences économiques qu’on lui a déjà fait subir au nom du progrès et de la croissance. C’est assez. Pendant que les ministres donnent aux journaux des leçons de vocabulaire, on dit boycotteurs, pas grévistes, on dit perturbateurs, pas manifestants, condamner, pas se dissocier, les dénégations, les niaiseries et les sophismes pleuvent, les dérapages et les abus des pouvoirs policiers, administratifs, juridiques et gouvernementaux se multiplient. Au plus fort la poche!

À mesure que le climat social se détériore, il devient évident que nous sommes politiquement orphelins, et que les gens qui ont reçu de nous le mandat de gouverner n’ont plus la capacité de le faire. Assiégés par nos propres dirigeants, notre propre police et nos propres institutions, nous voilà en deuil de la société, de la culture, de l’éducation et de l’économie dont nous avons voulu nous doter il y a à peine cinquante ans.

Pendant que les égos des ministres n’en finissent plus de gonfler, leur infantilisme et leur arrogance sont en train de causer des dommages sans précédent dans l’histoire politique du Québec moderne. L’irréparable n’est pas encore fait, et cependant tout montre qu’il est en train de se produire. Ce n’est pas seulement la ministre de l’Éducation mais l’ensemble des députés et des ministres de son parti qui doivent s’en aller, démissionner.  L’exercice normal de la démocratie ne peut plus être assuré, ni défendu, ni à plus forte raison restauré par eux. Dès maintenant, un immense travail de reconstruction nous attend. Au-delà du deuil que nous traversons comme individus et comme collectivité, ce sont les étudiants qui nous l’auront montré, qui nous auront permis d’imaginer et de vouloir à nouveau un projet de société. 

René Lapierre,
prof au carré

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