Le dépays – un billet de René Lapierre

Rene-Lapierre-ecrivain-quebecois-professeur-poete-Photo-courtoisie-publiee-par-INFOSuroit_com(René Lapierre) – Les gouvernements que nous avons, quels qu’ils soient, s’emploient à nous dépayser — il faut l’entendre littéralement : s’emploient à refuser aux hommes et aux femmes toute terre, toute culture, toute identité qui ne soient pas d’abord et avant tout bonnes pour les affaires, requises par elles et d’emblée rendues à l’argent.

«Bonnes pour les affaires», dans le contexte d’une telle soumission, renvoie directement à une conception du marché et à des formes d’exploitation du travail et du sol qui ont intérêt, justement, à ce que la notion de pays n’apparaisse pas. Qu’elle ne se précise pas, ne s’oppose surtout pas aux visées de ceux et de celles qui n’y voient qu’une matière première, un ensemble de ressources dites naturelles dont l’exploitation laissera derrière elle un gâchis aussi peu naturel que possible, un gâchis aussi immense sur le plan social que sans conséquence sur le plan politique.

Une horrible nouveauté

Metro-ambiance-soir-neon-Copyright-Photo-David-Major-Lapierre-pour-INFOSuroitLe principe de la chose est impérial. L’absolue valeur de principe d’une telle exploitation, les 200 dernières années de capitalisme l’ont montré, est en fait si indiscutable que ses effets sociaux et environnementaux ne sont pour le dépayseur porteurs d’aucune valeur réelle, et que le pillage du commun peut s’exercer impunément en fonction d’un éternel droit d’exception. L’horrible nouveauté, par rapport à cette règle séculaire, est qu’avec le repli complet du politique devant le marché mondialisé, le plus petit prétexte d’affaire, avancé par la plus petite entité corporative, suffit désormais à justifier le plus extrême dépaysement.

Que ce soit pour le gaz de schiste, l’extraction ou le transport du pétrole, les mines, les privatisations dans le domaine de la médecine ou de l’éducation, les négations des droits de grève et de manifestation, les expropriations violentes, les pollutions irréparables de la terre, de l’air et de l’eau, on assiste toujours à la suppression de l’information et au musèlement des institutions civiles, à la généralisation du secret et de la magouille, jusqu’à l’effacement du concept même de gouvernement au profit du concept de parti au pouvoir, avec démantèlement subséquent du parlementarisme au profit de stratégies d’obstruction ou de lois spéciales qui empêcheront efficacement en bout de ligne les lois démocratiques de s’exercer.

L’administration de la violence 

Au besoin, l’état dépaysant fera appel à la police pour tirer sur des manifestants, et la félicitera de son bon travail le lendemain. Les médias feront le reste et blâmeront docilement les étudiants, les syndiqués ou les environnementalistes, tous tour à tour exclus du dépays voulu par un gouvernement pourtant élu, et offert par lui aux intérêts de ceux qui l’exploitent, le démantèlent et le polluent.

La complaisance ici se fait de plus en plus totale, sans autres limites que celle de la ressource visée par l’exploiteur, ou celle des fonds publics gracieusement mis à sa disposition. Son service clé en main une fois rendu, tel ou telle ministre pourra soit entrer à l’emploi du dépayseur, soit lui servir de lobbyiste auprès des fonctionnaires qui ne s’en formaliseront pas — ou qui ne verront pas la différence, on est en droit de se l’imaginer. On peut aussi pousser la chose un peu plus loin, et voir le lobbyiste boucler la boucle, revenir en politique pour mieux gérer le dépays : mieux organiser notre dépaysement dans l’intérêt du plus offrant, du plus absent. Que son parti se présente comme fédéraliste ou souverainiste ne fait plus alors aucune différence: il y a dans tous les cas de la richesse à prendre et une société à flouer1.

Pas de conséquence, vraiment ? 

D’heure en heure on a le sentiment que l’incurie, l’exploitation et la dévastation s’aggravent. Jour après jour l’inhumanité des corporations et des gouvernements — conservateurs à tous crins, libéraux de façade, péquistes étriqués — étonne malgré l’habitude que nous en avons : inhumanité non seulement du pouvoir mais de telle ou telle personne qui le détient, et se révèle dans son mensonge, sa complaisance ou son avidité. Faut-il donner des noms ? Les manchettes du jour, de n’importe quel jour, font ça très bien. Regardez les politiciens parler d’argent, aimer l’argent, promettre l’argent. Regardez-les ensuite brader la richesse, confisquer la richesse, détruire le commun au profit du plus riche, frapper le plus faible, et protéger ensuite cette indécence à coups de sophismes et de niaiseries.

Quand les gens qui font cela prétendent en plus parler d’indépendance ça donne froid dans le dos, et laisse à penser de façon claire que la seule indépendance visée consisterait à pouvoir exproprier et brader, museler, battre et incarcérer sans avoir de comptes à rendre à personne.

Une tristesse de plus en plus profonde, et un désespoir de plus en plus répandu accompagnent chacune des démissions et chacune des trahisons du politique. Le dépays, on le voit bien, est déjà là : maltraité, incrédule, stupéfié. Les dépayseurs s’y activent, et les choses qui comptent pour eux n’ont pas de nom, pas de sexe, pas de pensée, pas d’école, pas d’enfants. Je suis devenu incapable de croire, bien sincèrement, que l’approbation gouvernementale quotidienne de ce gâchis puisse relever de l’idée de nation, ni qu’elle puisse passer auprès de quiconque désormais pour un projet de société — à plus forte raison de pays.

*   *   *

1Entre 2002-2003 et 2012-2013, le nombre de lobbyistes actifs inscrits au registre du Québec est passé de 298 à 3 654, soit une augmentation de 1 226 %. (Commissariat au lobbyisme du Québec, Infolettre du printemps 2013, consultable à l’adresse suivante : http://www.commissairelobby.qc.ca/infolettre/28/193

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Vous pouvez lire ou relire les billets précédents de René Lapierre :

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